Le mécanisme de financement à court terme des entreprises a connu une évolution majeure avec l’apparition du factoring et de la cession Dailly en droit français. Ces techniques, qui permettent aux entreprises de mobiliser rapidement leurs créances commerciales, constituent aujourd’hui des outils fondamentaux pour la gestion de trésorerie. La cession Dailly, issue de la loi du 2 janvier 1981 et codifiée aux articles L.313-23 et suivants du Code monétaire et financier, offre un cadre juridique sécurisé pour la cession de créances professionnelles. Parallèlement, le factoring s’est imposé comme une solution globale de gestion du poste clients. La jurisprudence a joué un rôle déterminant dans la clarification et l’évolution de ces mécanismes, façonnant progressivement un corpus de règles qui encadre ces pratiques. Examinons les contours de ces dispositifs et la manière dont les tribunaux ont contribué à leur développement.
Fondements juridiques du factoring et de la cession Dailly
Le factoring et la cession Dailly reposent sur des fondements juridiques distincts mais complémentaires dans le paysage du financement des entreprises françaises. La cession Dailly tire son nom de la loi n°81-1 du 2 janvier 1981, dite loi Dailly, du nom du sénateur qui en fut le rapporteur. Cette loi a créé un mécanisme simplifié de cession ou de nantissement de créances professionnelles, destiné à faciliter le crédit aux entreprises.
La cession Dailly se caractérise par son formalisme allégé : elle s’effectue par la simple remise d’un bordereau comportant certaines mentions obligatoires énumérées à l’article L.313-23 du Code monétaire et financier. Ce bordereau transfère la propriété des créances cédées à l’établissement de crédit cessionnaire, sans qu’il soit nécessaire de recourir aux formalités de l’article 1690 du Code civil relatives à la cession de créance de droit commun.
La Cour de cassation a confirmé dans un arrêt du 7 décembre 2004 que « la remise du bordereau entraîne de plein droit le transfert des sûretés garantissant chaque créance ». Cette décision illustre la volonté du législateur et des tribunaux de faire de la cession Dailly un instrument efficace de mobilisation des créances.
Quant au factoring, il repose sur un contrat innommé, c’est-à-dire non réglementé spécifiquement par la loi française. Il emprunte à plusieurs mécanismes juridiques : la cession de créances (souvent réalisée via le bordereau Dailly), le mandat (le factor agissant pour le compte de l’adhérent) et la convention de services (gestion du poste clients). Cette nature hybride a conduit la jurisprudence à préciser progressivement son régime juridique.
Dans un arrêt du 20 juin 2006, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a qualifié le contrat de factoring de « convention sui generis » comportant à la fois une opération de crédit et une prestation de services. Cette qualification a des conséquences pratiques importantes, notamment en matière fiscale et comptable.
Conditions de validité de la cession Dailly
Les tribunaux ont précisé les conditions de validité du bordereau Dailly. La Chambre commerciale, dans un arrêt du 3 novembre 2010, a rappelé que l’absence de l’une des mentions obligatoires prévues à l’article L.313-23 du Code monétaire et financier entraîne la nullité de la cession. Ces mentions comprennent notamment la dénomination « acte de cession de créances professionnelles », la date, le nom de l’établissement bénéficiaire et l’identification des créances cédées.
- Identification précise des créances cédées
- Signature du cédant
- Date de l’acte de cession
- Désignation de l’établissement de crédit bénéficiaire
La jurisprudence a toutefois adopté une approche pragmatique concernant l’identification des créances. Dans un arrêt du 9 février 2010, la Cour de cassation a admis que les créances futures pouvaient être cédées par bordereau Dailly, à condition qu’elles soient suffisamment identifiables au moment de la rédaction du bordereau.
Évolution jurisprudentielle sur l’opposabilité des exceptions
L’un des aspects les plus débattus en matière de cession Dailly concerne l’opposabilité des exceptions par le débiteur cédé. Le principe général, posé par l’article L.313-27 du Code monétaire et financier, est que le débiteur ne peut opposer au cessionnaire les exceptions fondées sur ses rapports personnels avec le cédant, à moins que le cessionnaire n’ait agi sciemment au détriment du débiteur.
La jurisprudence a considérablement enrichi cette règle au fil des années. Dans un arrêt fondamental du 2 octobre 2012, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a précisé les contours de la notion d’exception fondée sur les rapports personnels. Elle a jugé que l’exception d’inexécution, tirée de la mauvaise exécution du contrat par le cédant, constituait bien une exception personnelle inopposable au cessionnaire.
Toutefois, la Haute juridiction a nuancé cette position dans un arrêt du 18 mars 2014, en reconnaissant que certaines exceptions pouvaient être qualifiées d’inhérentes à la dette elle-même. Ces exceptions, comme la nullité du contrat pour cause illicite ou la prescription de la créance, demeurent opposables au cessionnaire, car elles affectent l’existence même de la créance cédée.
Un autre apport majeur de la jurisprudence concerne la notion d’agissement « sciemment au détriment du débiteur ». Dans un arrêt du 15 novembre 2017, la Cour de cassation a considéré que cette condition était remplie lorsque le cessionnaire avait connaissance, au moment de la cession, des difficultés d’exécution du contrat à l’origine de la créance. Cette décision impose aux établissements de crédit une obligation de vigilance accrue lors de l’acquisition de créances par voie de cession Dailly.
Le cas particulier de la compensation
La question de l’opposabilité de la compensation a fait l’objet d’une évolution jurisprudentielle significative. Dans un premier temps, la Cour de cassation considérait que la compensation légale intervenue avant la notification de la cession au débiteur était opposable au cessionnaire. Cette position a été confirmée par un arrêt de la Chambre commerciale du 14 décembre 2010.
Néanmoins, la jurisprudence a opéré un revirement avec l’arrêt du 9 janvier 2019, dans lequel la Cour de cassation a jugé que la compensation de dettes connexes pouvait être opposée au cessionnaire même si les conditions de la compensation légale n’étaient pas réunies au moment de la notification de la cession. Cette solution s’explique par le lien étroit existant entre les créances réciproques nées d’un même contrat ou d’un ensemble contractuel unique.
Les tribunaux ont ainsi progressivement élaboré une doctrine équilibrée, qui protège les droits du cessionnaire tout en préservant certaines prérogatives légitimes du débiteur cédé.
Conflits de titularité et concurrence entre cessionnaires
La pratique des affaires révèle fréquemment des situations où une même créance fait l’objet de cessions multiples, générant des conflits de titularité que la jurisprudence a dû résoudre. Le principe général, issu de l’article L.313-27 du Code monétaire et financier, est que la cession prend effet entre les parties et devient opposable aux tiers à la date apposée sur le bordereau. Cette règle, apparemment simple, a nécessité des clarifications jurisprudentielles importantes.
Dans un arrêt du 22 novembre 2005, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a affirmé la prééminence de la date du bordereau dans la résolution des conflits entre cessionnaires successifs. Cette solution a été confirmée dans un arrêt du 9 février 2010, où la Haute juridiction a précisé que « la date portée sur le bordereau détermine, quelles que soient les dates des contrats sous-jacents, le rang des cessionnaires successifs ».
Toutefois, la jurisprudence a dû faire face à des situations plus complexes, notamment en cas de conflit entre un cessionnaire Dailly et un factor. Dans un arrêt remarqué du 7 mars 2006, la Chambre commerciale a jugé que lorsqu’une même créance avait été cédée à un établissement de crédit par bordereau Dailly puis à un factor, c’est la date de la notification au débiteur qui déterminait la priorité entre les cessionnaires.
Cette solution a été nuancée par un arrêt du 19 septembre 2018, dans lequel la Cour de cassation a précisé que la règle de priorité fondée sur la notification ne s’appliquait qu’en l’absence de fraude. En l’espèce, le cédant avait sciemment cédé la même créance à deux cessionnaires différents, et la Cour a sanctionné cette pratique en faisant prévaloir la première cession chronologique.
Conflit avec d’autres mécanismes de mobilisation
Les tribunaux ont également été amenés à trancher des conflits entre la cession Dailly et d’autres mécanismes de mobilisation des créances. Dans un arrêt du 26 avril 2017, la Cour de cassation a statué sur un conflit entre un cessionnaire Dailly et le bénéficiaire d’une délégation de créance. Elle a jugé que la cession Dailly, même non notifiée, prévalait sur la délégation postérieure.
En revanche, s’agissant du conflit avec le mécanisme de l’affacturage, la jurisprudence a adopté une position plus nuancée. Dans un arrêt du 7 décembre 2004, la Chambre commerciale a considéré que la subrogation personnelle résultant du paiement effectué par le factor pouvait être opposée au cessionnaire Dailly si elle était intervenue avant la notification de la cession au débiteur.
- Priorité de la date portée sur le bordereau entre cessionnaires Dailly
- Importance de la notification au débiteur en cas de conflit avec d’autres mécanismes
- Sanction de la fraude par le maintien de la chronologie des cessions
Ces solutions jurisprudentielles témoignent de la recherche d’un équilibre entre la sécurité juridique nécessaire au développement du crédit et la sanction des comportements frauduleux.
Procédures collectives et efficacité des mécanismes de cession
L’épreuve ultime de l’efficacité des mécanismes de cession de créances intervient lors de l’ouverture d’une procédure collective affectant le cédant. Dans ce contexte, la jurisprudence a dû préciser l’articulation entre le droit des procédures collectives et le régime spécifique de la cession Dailly.
Le principe fondamental, confirmé par un arrêt de la Chambre commerciale du 7 mars 2006, est que la cession de créance réalisée par bordereau Dailly avant le jugement d’ouverture de la procédure collective est opposable à la procédure, y compris pour les créances non encore exigibles au jour du jugement. Cette solution s’explique par l’effet translatif immédiat du bordereau, qui fait sortir les créances cédées du patrimoine du cédant dès la date apposée sur le bordereau.
Toutefois, la jurisprudence a apporté des nuances importantes à ce principe. Dans un arrêt du 22 novembre 2005, la Cour de cassation a précisé que l’opposabilité de la cession à la procédure collective suppose que les créances cédées soient suffisamment identifiées dans le bordereau. Cette exigence est particulièrement stricte pour les créances futures, qui doivent être déterminables au moment de la cession.
Un autre apport majeur de la jurisprudence concerne le sort des paiements reçus par le cédant après l’ouverture de la procédure collective. Dans un arrêt du 7 décembre 2004, la Chambre commerciale a jugé que le cessionnaire pouvait revendiquer ces sommes en vertu de l’article L.313-28 du Code monétaire et financier, qui prévoit que le paiement fait au cédant avant notification de la cession n’est libératoire que s’il est établi que le cessionnaire en a reçu le montant.
Protection contre les nullités de la période suspecte
La jurisprudence a également précisé l’application des nullités de la période suspecte aux cessions Dailly. Dans un arrêt du 28 mai 2013, la Cour de cassation a jugé qu’une cession de créance intervenue pendant la période suspecte pouvait être annulée sur le fondement de l’article L.632-1, I, 6° du Code de commerce si elle constituait un moyen de paiement d’une dette non échue.
En revanche, la Haute juridiction a adopté une position plus favorable aux établissements de crédit s’agissant des cessions garantissant des crédits consentis pendant la période suspecte. Dans un arrêt du 30 mars 2010, elle a considéré que ces cessions échappaient à la nullité de plein droit dès lors qu’elles s’inscrivaient dans le cadre d’une convention-cadre antérieure à la période suspecte.
Concernant le factoring, la jurisprudence a dû déterminer si l’ouverture d’une procédure collective à l’encontre de l’adhérent entraînait la résiliation du contrat. Dans un arrêt du 2 octobre 2012, la Chambre commerciale a jugé que le contrat d’affacturage n’était pas un contrat en cours au sens de l’article L.622-13 du Code de commerce, dès lors que le factor avait exécuté son obligation de paiement avant l’ouverture de la procédure. Cette solution permet au factor de conserver le bénéfice des cessions déjà intervenues.
Perspectives d’évolution et défis contemporains
Le paysage juridique du factoring et de la cession Dailly continue d’évoluer sous l’influence de facteurs économiques, technologiques et réglementaires. La digitalisation des processus de cession constitue l’un des défis majeurs auxquels sont confrontés les acteurs du marché.
La jurisprudence commence à se prononcer sur la validité des bordereaux Dailly dématérialisés. Dans un arrêt du 27 juin 2018, la Cour de cassation a reconnu la validité d’un bordereau signé électroniquement, sous réserve que la signature électronique réponde aux exigences de l’article 1367 du Code civil. Cette décision ouvre la voie à une modernisation des pratiques, tout en maintenant un niveau élevé de sécurité juridique.
Un autre enjeu contemporain concerne l’internationalisation des opérations de factoring. La Convention d’Ottawa du 28 mai 1988 sur l’affacturage international a posé les bases d’une harmonisation des règles applicables, mais son application reste limitée. Dans ce contexte, la jurisprudence française a dû préciser les règles de conflit de lois applicables aux opérations transfrontalières.
Dans un arrêt du 13 septembre 2017, la Cour de cassation a jugé que la loi applicable à la cession de créance était celle qui régissait la créance cédée, conformément au principe de l’accessoire. Cette solution, qui s’écarte du Règlement Rome I, témoigne de la complexité des questions de droit international privé soulevées par ces opérations.
Vers une réforme législative ?
Face aux évolutions de la pratique et aux défis nouveaux, certains auteurs plaident pour une réforme législative du régime de la cession Dailly. Les travaux de la Commission Grimaldi sur la réforme du droit des sûretés avaient déjà suggéré plusieurs modifications, dont certaines ont été reprises dans l’ordonnance du 15 septembre 2021 portant réforme du droit des sûretés.
Cette réforme a notamment clarifié l’articulation entre la cession Dailly et le nantissement de créances de droit commun. Elle a également consacré certaines solutions jurisprudentielles, comme la possibilité de céder des créances futures suffisamment identifiables.
- Adaptation du cadre juridique à la digitalisation des processus
- Clarification des règles applicables aux opérations transfrontalières
- Sécurisation des cessions dans un contexte économique incertain
La question demeure de savoir si ces évolutions suffiront à répondre aux défis du financement moderne des entreprises, ou si une refonte plus profonde du cadre juridique sera nécessaire à moyen terme. La jurisprudence continuera sans doute à jouer un rôle crucial dans l’adaptation du droit aux réalités économiques.
L’avenir du financement des créances commerciales
L’avenir du factoring et de la cession Dailly s’inscrit dans un contexte de transformation profonde des modèles économiques et financiers. Les fintechs proposent aujourd’hui des solutions innovantes de financement des créances commerciales, qui concurrencent les acteurs traditionnels du factoring. Ces nouveaux entrants s’appuient sur des technologies comme la blockchain pour sécuriser et automatiser les transactions.
La jurisprudence n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur la validité juridique de ces mécanismes innovants. Toutefois, un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 8 décembre 2020 a reconnu la valeur juridique d’un smart contract dans le cadre d’une opération financière, ce qui pourrait ouvrir la voie à une reconnaissance similaire pour les opérations de cession de créances réalisées via la blockchain.
Un autre enjeu majeur concerne l’articulation entre les mécanismes de cession et les nouvelles formes de financement participatif. Le crowdfunding et l’affacturage inversé (reverse factoring) modifient les relations traditionnelles entre donneurs d’ordre, fournisseurs et financeurs. Dans un arrêt du 13 février 2019, la Cour de cassation a qualifié une opération de reverse factoring de « convention sui generis », distincte du factoring classique, ce qui ouvre la voie à un régime juridique adapté à ces nouvelles pratiques.
La réglementation prudentielle constitue un autre facteur d’évolution. Les accords de Bâle III et la directive CRD IV ont renforcé les exigences de fonds propres applicables aux établissements de crédit, ce qui peut influencer leur appétence pour les opérations de cession Dailly. Dans ce contexte, la titrisation de créances commerciales se développe comme une alternative permettant aux factors de refinancer leurs portefeuilles.
La protection des données dans les opérations de cession
Un aspect souvent négligé mais de plus en plus prégnant concerne l’impact du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) sur les opérations de cession de créances. La transmission d’informations sur les débiteurs cédés peut constituer un traitement de données personnelles soumis aux exigences du RGPD.
Dans une délibération du 21 janvier 2021, la CNIL a précisé les conditions dans lesquelles les établissements financiers pouvaient partager des données personnelles dans le cadre d’opérations de financement. Cette position administrative pourrait influencer la jurisprudence future sur la validité des cessions au regard du droit des données personnelles.
Enfin, la dimension environnementale et sociale du financement ne peut plus être ignorée. Les critères ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) influencent désormais les décisions de financement des établissements de crédit. Certains factors commencent à proposer des conditions préférentielles pour les créances issues de transactions respectant ces critères.
Dans ce paysage en mutation, la jurisprudence joue un rôle d’équilibriste, garantissant la sécurité juridique nécessaire aux opérations traditionnelles tout en s’adaptant aux innovations. Les décisions à venir des tribunaux français seront déterminantes pour façonner l’avenir du financement des créances commerciales.
